Faire s’entrecroiser les sonates d'Alexandre Scriabine avec des œuvres pour piano et électronique composées plus d’un siècle après : tel est le défi génial de cette première édition du festival Intégrale, coproduit par l’Ircam et La Scala Paris, cette nouvelle salle de concert du 10e arrondissement dont les portes sont ouvertes depuis septembre 2018. Triple mérite donc : celui de nous plonger dans ce corpus fascinant des sonates de Scriabine, acmé de la littérature pianistique tout autant que creuset des innovations harmoniques et formelles du compositeur ; celui de nous faire redécouvrir la puissance magnétique des grandes œuvres pour piano et électronique réalisées par l’Ircam, et enfin dans cette aventure laisser s’exprimer une nouvelle génération d’interprètes s’accomplissant autant dans le répertoire que dans la création contemporaine. Au programme du deuxième de ces quatre concerts : le français Geoffroy Couteau dans les Sonates n° 1 et n° 2, puis la pianiste napolitaine Mariangela Vacatello dans la Sonate n° 4, Dans le mur de Georges Aperghis et enfin la Sonate n° 9 dite « Messe Noire ».
Le concert ne s’ouvre pas sous son meilleur angle. Et pour cause, dans les Sonates n° 1 et 2, Geoffroy Couteau ne semble pas dans son assiette. Ce pianiste, à qui l’on connaît pourtant d’indéniables qualités, n’est tout simplement pas à l’aise ce soir-là. Fatigue, stress, manque de temps ? Quoiqu’il en soit, son jeu pèche trop souvent par un manque de sûreté, de propreté, surtout dans les mouvements rapides qui sont à double tranchant. Si la main gauche remplit avec brio toute la responsabilité de sa tâche, c’est plutôt la main droite qui déraille. Lourde, elle s’embourbe facilement dans les flots de notes et ce n’est qu’avec peine qu’elle s’en extirpe. Au sein de cette lutte difficile, ses attaques, trop plates, ne véhiculent pas suffisamment d’intentions. Les effusions deviennent des amas quelque peu désordonnés et les harmonies se chevauchent sans toutefois s’interconnecter. Reconnaissons tout de même la grande qualité des mouvements lents, en particulier dans l’« Adagio » de la Sonate n° 1 tout autant que dans la marche funèbre. Ici le pianiste arrive à concentrer dans le son toute la gravité, toute la solennité du propos, en s’attachant particulièrement à la majesté des basses.
La seconde partie de concert est d’un tout autre acabit, et c’est une superbe découverte que nous faisons de la pianiste italienne Mariangela Vacatello. Son jeu clair, sensible et incisif semble donner sens à tout ce qu’il nous livre. La Scala est dotée d’une acoustique variable immersive à la pointe de l’innovation, ce qui rend stupéfiante l’expérience de Dans le mur de Georges Aperghis. Dans cette pièce créée en 2008 au Musée d’Orsay, le compositeur cherche à retrouver, à travers le jeu du pianiste, le geste du grapheur urbain. Il y règne un certain primitivisme : face aux séquences électroniques le piano ne se manifeste d’abord que par bribes éparses, par pures velléités sans construction, sans discours. Puis la violence apparaît, agressive, parfois arbitraire, une violence par agglomérats envers cette surface électronique. Cette pièce est techniquement d’une exigence immense envers le pianiste par l’engagement physique qu’elle nécessite, défi que Mariangela Vacatello relève sans broncher selon un sans-froid exemplaire. Saluons également tout l’art de Mike Solomon à la réalisation informatique musicale.
L’univers scriabinien que Mariangela Vacatello transmet à merveille s’incarne impétueusement sous ses doigts. Il se prélasse, caresse, se démultiplie, rentre en vibration constante, en incantations, bouillonne et jaillit en couleurs vives. Si la pianiste nous livre une Sonate n° 4 de haute volée, elle nous offre surtout une Sonate n° 9 exceptionnelle qui marquera les esprits. Ses palettes sonore et dynamique sont d’une richesse foisonnante. Attentive à incarner tous les contrastes au sein d’une cohérence interne, elle se place également en artisan du détail : de la manière d’attaquer chaque note jusqu’au jeu très fin des pédales permettant de donner sens à la profusion des ressources harmoniques. Tous les remous de cet univers s’imposent à nous selon une prégnance forte qui ne relève néanmoins jamais de l’effraction. C’est un jeu d’une grande intelligence : Vacatello réussit tout l’enjeu difficile de la fulgurance sans brusquerie, de l’exaltation, des élans et des spasmes sans à-coups. Il y a ainsi un côté hypnotique dans les notes répétées qui parsèment toute la Sonate n° 9 ; contrairement à beaucoup d’interprètes, elle les enveloppe d’une légère pédale de résonance qui leur confère une félinité presque magnétique. Bravo encore à Mariangela Vacatello et à ce nouveau festival à qui l’on ne peut souhaiter que de perdurer !